Bon et bien, puisqu'en plus c'est moi qui ai lancé cette histoire de présentations personnelles, il était temps que j'en dise plus sur la fille déjantée qui se cache derrière Asmah.
...
Derrière le comptoir, une homme, petit, chauve et replet, s'active à remplir des papiers. Cela fait longtemps qu'il est en retard, dans toute sa comptabilité ; Il le sait et ça le rend de mauvaise humeur, à en grogner presque.
C'est un de ces hommes qui n'ont pas d'âge, qui vous croisent, presque méprisant, dans les cages d'escalier.
Il tombe bientôt sur un formulaire vide et peste. Ainsi, il aura encore quelqu'un à identifier avant de rentrer chez lui ! Et cette personne qui n'est pas là.
Le secrétaire saisit un crayon et griffone dans la marge de la feuille une note comme quoi l'intéressé semble avoir des prédispositions à être en retard. Il n'a que le temps de relever la tête pour tomber nez à nez avec non pas un homme comme il le pensait, mais une femme. Une jeune fille, pour être plus précis.
-Vous êtes en retard, marmonne-t-il.
-Bonjour, merci et vous?
L'inconnue semble se moquer de lui. Un sourire en coin, qui peut sembler franc tout d'abord, lui paraît pouvoir facilement devenir retors ; s'adoucissant, il préfère ne pas se braquer avec elle, qui à l'air bien trop à l'aise pour une jeune personne seule dans les couloirs de l'administration.
-Bonjour.
-Je crois que j'ai rendez-vous, mais je confonds souvent les jours, les heures, alors si vous pouviez vérifier...
-Oui, en effet, vous avez rendez vous pour identification.
-Alors, on doit être Lundi, dit-elle en regardant dans les yeux le secrétaire, peu habitué à ce qu'il qualifie de sans gêne. Accoudée au bureau, presque avachie, elle laisse ses longs cheveux former des mèches éparses sur le comptoir gris.
-Votre prénom?
-Ariane.
-C'est grec ça, non?
-oui.
-Vous avez des origines grecques?
-non.
-votre nom?
Suit alors un mot en italien particulièrement long, qu'elle est obligée d'épeler deux fois pour qu'il le note sans l'écorcher.
-C'est italien, ça, non?
-Oui, j'ai des origines italiennes.
-Ah.
Les yeux du secrétaire passent rapidement à la question suivante. S'il savait qu'on reproche souvent à la jeunette en face de lui d'être provocante, il aurait pu penser que son attitude nonchalante était normale, et se réjouir ; Sans être au courant, il a surtout l'impression qu'elle se moque de lui, en toute franchise, ce qui est peu agréable.
-Votre âge?
-C'est que je prends un an tous les ans, alors vous savez... une date de naissance, vous ne préférez pas?
La remarque arrache un léger rire dans la salle d'attente, où une grosse antillaise attends avec ses deux enfants. Le secrétaire fait comme s'il n'avait pas entendu, et qu'il n'avait pas vu le salut courtois de la gamine à la mère de famille.
-Le 30 décembre 1992, ajoute la jeune fille sans perdre son sourire.
Le crayon s'agite sur le papier.
-votre taille?
-une bonne tête de plus que vous.
De nouveau, le rire dans la salle d'attente, qui rebondit contre le couloir, accompagné cette fois d'un autre, parfaitement en accord avec le sourire de la gamine.
-1m combien, donc?
-70.
-Votre poids?
-C'est plutôt indiscret, comme question, ça, monsieur.
-Vous n'êtes pas grosse, alors pourquoi ne pas vouloir le dire?
-C'est une question de principe. Et puis, sachez que les femmes se pensent toujours trop grosses, même quand elles sont anorexiques.
-Vous n'êtes pas anorexique.
-Vous voyez à travers le bureau? Vous m'apprendrez.
Grognement. Rires. La jeune fille se penche et note elle-même son poids sur la feuille, de sa main droite sans parure.
-Couleur des cheveux?
-je dirais bronze, or, cuivre, tout ça pour ne pas dire un banal chocolat blondi par le sel et le soleil.
-Couleur des yeux?
-Gris.
Le stylo s'agite sur la feuille.
-Je rigolais, bien sûr! Vous auriez pû voir qu'ils étaient noirs, tout de même.
Le petit homme lève la tête et vérifie ses dires. Grands, noirs, on n'en distingue pas la pupille, ce qui en donne un air presque animal, dérangeant de tant d'expression. Un peu trop rieurs, aussi. Cela lui donne un air tête en l'air.
-Couleur de peau?
-Enfin, vous m'avez devant vous, pourquoi je devrais répondre à votre place?
Pas de réponse. Le secrétaire note "mate" dans la case correspondante.
-Métier?
-étudiante.
-Quelle classe?
-terminale.
-Section?
-*soupir* Scientifique.
-Un projet personnel?
-Médecin.
-Pourquoi?
-Pour sauver des gens, pardi!
L'autre se renfrogne.
-Vous pratiquez des activités en dehors?
-ça dépend en dehors de quoi.
-De votre travail, bien sûr.
-Travail?
-De l'école.
-Ah, bien sûr.
-Donc?
-L'équitation, la lecture, l'écriture, la voile quand ça me prend. Les bêtises, surtout. La pêche à la ligne et le Bridge, aussi.
-C'est tout?
-Enlevez la pêche à la ligne et le Bridge.
Le secrétaire gomme, furibond. Elle se moque vraiment de lui.
-Des passions?
-Les hommes!
-pardon?
-Je suis passionnée par mes activités en dehors.
-Ah.
Petit silence.
-Musculature?
-Qui a écrit votre questionnaire?
-Contentez vous de répondre, je vous prie.
-Je dirais que je peux vous battre au bras de fer sans problème, mais que je ne peux pas soulever trois cent kilos.
-Situation familiale?
-un frère, des parents et une amie.
-Une amie?
-Elle s'appelle Asmah.
-Quel rapport avec la situation familiale?
-aucun.
Nouveau grognement.
-Lieu de naissance?
-Guadeloupe.
-Lieu de vie?
-Le même sol que vous, il me semble.
L'homme griffone nouvelle calédonie et continue l'interrogatoire qui commence à lui porter sur les nerfs. Derrière eux, la grosse femme continue de rire et de sourire, ses enfants en équilibre sur ses genoux gras.
-Vous êtes mariée?
-Hein?
-"célibataire". Maintenant, nous allons passer un test. Vous allez me dire ce que vous voyez, là.
-Votre stylo a coulé?
-Non, c'est fait exprès.
-Vous êtes très doué pour dessiner les tâches, alors. Bravo.
-Que représente-t-elle pour vous?
-Une pâquerette.
Le secrétaire fronce les sourcils. Il note, puis referme le dossier, tape quelque chose sur l'ordinateur à sa gauche et tends un autre document à la demoiselle.
-Signez là, là et là. L'hopital vous appelera pour passer les tests médicaux.
-Merci.
La jeune fille se décolle du comptoir, salue l'homme, la mère de famille et ses enfants, puis s'écarte de sa démarche nonchalante, presque chaloupée. Elle laisse ses cheveux carresser sa taille tandis qu'elle pousse la porte, avant de grimacer en quittant la climatisation.
Le secrétaire s'essuie le front. A l'extérieur, L'étudiante troque les bruits de la petite ville avec ceux de son balladeur. Un vieux rock la fait sourire, tandis qu'elle traverse la chaussée sans regarder.